MAJDA BEKKALI, L'ITINERAIRE OLFACTIF

31 Octobre 2022
Bien-être & Santé

Envers et contre l’atonie de la scène mainstream, Majda Bekkali a fait un rêve : celui d’une collection de fragrances façonnées comme autant d’émotions pures, petits galets précieux jalonnant un essentiel voyage initiatique à la rencontre de soi-même. Avec Tulaytulah, la créatrice continue de revisiter la grande tradition de la parfumerie d’art.
Votre maison de parfums est née avec la collection Sculptures Olfactives : six fragrances habillées par trois sculpteurs. Pourriez-vous nous en dire davantage sur la genèse de ce projet ?
Le parfum a toujours existé dans ma vie. Il était tout au fond de moi sans que je le sache vraiment.
Après des études d’histoire de l’art, ce n’est donc pas un hasard si j’ai débuté ma carrière en tant que directrice artistique, précisément au sein de maisons de parfums. Travailler pour des griffes de renom comme Ventilo ou Rodier fut d’abord une rencontre avec la matière première olfactive. Puis une révélation avant que le choix de quitter les grands circuits de la parfumerie ne s’impose à moi de façon très naturelle : je suis d’un tempérament plutôt sauvage et réfractaire aux normes comme aux frontières, et le souhait de m’inscrire dans une démarche véritablement artistique s’accommodait mal des impératifs commerciaux et marketing. De fait, l’aventure des Sculptures Olfactives a débuté de façon tout à fait confidentielle : à l’origine, il s’agissait d’une entreprise typiquement artisanale et jamais je ne me serais imaginé que ces créations poursuivraient leur chemin jusqu’à l’international. Il aura fallu que des distributeurs viennent frapper à ma porte en me parlant de leur émotion à la  découverte de J’ai Fait Un Rêve, Fusion Sacrée et Mon Nom Est Rouge pour que la collection entame une seconde vie.

Une “seconde vie” qui s’est accompagnée de modifications substantielles s’agissant du flaconnage. La décision a-t-elle été difficile à prendre ?
Nous n’avons bien sûr pas touché aux flacons des éditions limitées : ils constituent le point de départ et l’essence même de cette collection. Œuvres d’art à part entière, leurs cabochons sculptures en cristal de Baccarat sont emblématiques de ma démarche : chacun a été façonné à la main par un maître verrier selon la technique ancestrale de la cire perdue et chacun témoigne d’une rencontre. Celle – originelle, s’agissant de J’ai Fait Un Rêve –  avec une sculpture de Claude Justamon, puis avec le travail d’Isabelle Jeandot pour Fusion Sacrée et l’œuvre de Georges Sculpteur pour Mon Nom  Est Rouge. Pour chaque fragrance, je me suis employée à trouver l’artiste dont la sensibilité, la ligne et l’univers correspondaient parfaitement aux notes, à la poésie et à l’émotion du parfum comme à sa sensualité propre. Cela étant, le souhait des distributeurs d’élaborer un flaconnage plus en mesure de répondre aux impératifs de vente (en remplaçant notamment le bouchage émeri par un col à vis doté d’une pompe) n’était pas non plus totalement irrationnel et je m’y suis résolue dès lors que j’ai eu l’assurance que l’esprit du flacon serait respecté, à savoir cette forme organique de galet à laquelle je tiens  beaucoup : ils correspondent pour moi à ces petits cailloux blancs qui marquent le chemin. Et qui aident à ne pas se perdre...

À qui avez-vous choisi de confier la réalisation des flacons ?
Toute la partie verrerie est signée Waltersperger, l’un des derniers verriers à produire exclusivement en semi-automatique. Les capots de bois plein ont été fabriqués par l’entreprise espagnole Pujolasos et les pompes par Coverpla. En ce qui concerne les décors, les déclinaisons de J’ai Fait Un Rêve et de Fusion Sacrée ont fait l’objet de traitements spécifiques pour faire écho aux notes propres à chaque version : verre dépoli pour les versions claires et finition métallisée pour les versions obscures, respectivement confiées à Satimat et à Sputtering.
Comment travaillez-vous une fragrance et quelles sont vos sources d’inspiration ?
Chaque parfum est une histoire intime et je travaille avec des nez un peu à la manière dont un chef d’orchestre travaille avec ses solistes.
D’une façon générale, je choisis “mes” nez selon l’ambiance et les matières premières qui caractérisent leur univers, en fonction de l’histoire que je veux raconter. J’ai, par exemple, imaginé la collection Sculptures Olfactives comme un voyage initiatique vers un moi plus profond, plus authentique. Chaque fragrance marque une étape du voyage : l’être pré-civilisationnel avec J’ai Fait Un Rêve, la confrontation à l’autre avec Fusion Sacrée, la volonté de puissance avec Mon Nom Est Rouge, le sentiment de clair-obscur pour Tendre Est la Nuit.
Et la quête de l’harmonie perdue pour Tulaytulah ?
L’histoire de Tulaytulah est singulière, presque prémonitoire. Le parfum a été lancé à Milan en avril dernier, soit peu de temps après les terribles attentats de Paris mais cela faisait des mois que j’y travaillais avec cette volonté qu’il soit d’abord un message de paix et d’espoir, une prière dans un monde où l’obscurantisme et l’intolérance semblent chaque jour gagner du terrain. TulayTulah est le nom arabe et hébreu de la ville de Tolède, une cité qui symbolise la tolérance religieuse et où juifs, chrétiens et musulmans ont vécu ensemble, en harmonie. Elle est emblématique du formidable rayonnement culturel et artistique de cette Andalousie en laquelle je veux voir un territoire à réinventer.

Le flacon comme le coffret de Tulaytulah sont d’ailleurs ornés d’une rosace andalouse stylisée, directement inspirée de celles de l’Alhambra. Un motif qui mêle géométries mauresques et pointillisme en une variation autour du bleu et de l’or symbolisant l’espoir et la lumière.
Nous sommes ici bien loin des thématiques classiques de la parfumerie institutionnelle.
Même sélective. Quel regard portez-vous sur cette parfumerie mainstream dont les experts s’accordent à dire qu’elle est en plein marasme... ?

Je suis partagée. D’un côté, c’est cette parfumerielà qui détient les moyens notamment financiers de tirer la recherche vers le haut pour découvrir de nouvelles molécules et défricher de nouveaux champs olfactifs. De l’autre, je ne peux que déplorer l’uniformisation à l’œuvre, l’indigence de certains jus, l’absence d’audace et de propositions véritablement créatives.
On dit communément que c’est la France qui a inventé la parfumerie de niche : en tant que maison de parfums alternative, quelle place avezvous trouvé sur ce secteur ?
La place congrue puisque 90 % de notre chiffre d’affaires est réalisé à l’export : Russie, Europe de l’Est, Iran, Moyen-Orient... À titre d’exemple, nous ne disposons plus aujourd’hui que d’un seul point de vente à Paris, chez Sens Unique. Et ce, alors même que nous sommes distribués dans quelque 60 boutiques en Italie, où les parfumeries indépendantes se multiplient. Ce n’est malheureusement plus le cas en France et c’est bien désolant lorsqu’on songe à ce que représente l’héritage français en matière de parfumerie. Il faudrait que le Français et la Française retrouve cette démarche qu’ont su conserver les Italiens : ne pas seulement chercher un parfum, mais une émotion singulière qui leur soit propre. Et unique.

MAJDA BEKKALI
www.majdabekkaliparis.com

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